Où sont les vaches ? -suite et fin-
Comme prévu, armée de ma panoplie de détective, je suis repartie sur les traces des vaches volatisées de leurs champs depuis quelques semaines. J'ai dégainé ma loupe pour être sûre de ne pas me vautrer dans une bouse, ai ressorti mon carnet de notes et les photos des portées disparues puis j'ai mené mon enquête. Et, à ma grande surprise, c'est vers les salles obscures qu'indices et témoignages m'ont menée. Incrédible. Les vaches auraient donc quitté leurs vastes espaces verts pour les grands écrans blancs.
Démonstration en trois points.
C'est sur l'affiche du film belge Bullhead, réalisé par Michaël R. Roskam que je retrouve les premières vaches. Je suis donc sur la bonne voie, néanmoins, je ne peux que m'interroger sur les motifs qui les ont poussées à quitter leurs terres pour un tel univers. En effet, noir et dérangeant, Bullhead est un polar qui met face à face éleveurs de bovins et trafiquants d'hormones. Et si je vous dis que cette année Rundskop (titre original) était présenté à Paris dans le cadre de l'Etrange Festival, cela vous donne sans doute une idée de l'ambiance dans laquelle ont baigné nos fugitives.
Dans ce premier refuge cinématographique, les vaches ne sont rien d'autre qu'un ensemble de corps à la merci des hommes qui en tireront profit, une masse carnée qu'ils n'hésitent pas à malmener, à dénaturer à coups de seringues hormonées, à réduire au degré zéro de l'humanité. Bullhead nous ouvre les portes de la production -bien dégueulasse- de viande, lève un pan du voile sur l'élevage industriel, un monde dans lequel les bêtes ne maîtrisent rien, pas même de leurs fonctions naturelles.
Du vulgaire bétail élevé par une véritable bête humaine, Jacky Vanmarsenille (interprété par Matthias Shoenaerts, inoubliable), mutique et violent héritier d'une famille d'agriculteurs-engraisseurs au physique impressionnant, transformé par les hormones qu'il s'injecte entre deux bastons. Un corps violenté, indomptable, sculpté à dessein pour étouffer une âme en souffrance, faire taire les souvenirs d'une enfance violée, d'une vie d'homme détruite. Le parallèle homme-animal aurait pu être facile et grossier mais il n'en est rien puisque ce destin -qu'on a envie de qualifier de tragique- est sublimé par une réalisation maîtrisée qui frôle le clinique (j'avais eu cette même impression devant le dérangeant La Piel que habito d'Almodovar) et conforté par une intrigue quelque peu obscure mais captivante portée par des acteurs aux gueules burinées. D'excellents points pour combler le spectateur, quant à nos vaches, je doute que celles retrouvées en Flandres regagnent leurs verts pâturages indemnes.
L'enquête continue et je garde l'espoir de ramener Clarabelle, Marguerite, La Cornette et leurs amies sur le droit chemin. De nouveaux indices me conduisent alors depuis la Flandres jusqu'en Aveyron, sur les traces de belles échappées ayant trouvé refuge chez un jeune agriculteur qui m'inspire davantage confiance que Jacky le lanceur de seringues.
L'Hiver dernier est un film-cadeau, offert par un réalisateur natif du Midwest américain, John Shank, qui a su magnifier les paysages ruraux de la région de l'Aubrac, (célèbre pour son élevage bovin -ceci explique cela-) qui, devant la caméra, révèlent leur puissance et leur étrangeté fascinantes. Dès les premiers instants où je fais la connaissance de Johann, jeune homme ayant repris l'exploitation familiale à la mort de son père, je quitte la campagne française et mon imaginaire, stimulé par les magnifiques images contemplatives de Shank, me transporte en plein western. Les paysages sont rudes mais la communauté reste soudée, bien attachée à ces terres que les travailleurs irriguent de leur sueur depuis des générations. Johann, plus encore que les autres, a lié sa vie à la survie de son exploitation et même si le travail est difficile et les banques intraitables, respect des traditions et intégrité l'aident à ne pas courber l'échine devant l'ennemi, celui qui n'a qu'un mot à la bouche : rentabilité. Johann est un résistant et ne veut renoncer à ses pratiques pour en adopter d'autres qu'on lui impose et l'obligeraient, par exemple, à se séparer de ses veaux de plus en plus tôt pour qu'ils soient vendus aux abattoirs.
Johann impressionne par sa détermination qui le pousse à s'éloigner de tout après avoir tenté de se rapprocher de sa soeur malade, comme dans un dernier élan de combattant, pensant encore que l'union est une force. Il impose le respect par ses convictions et ses choix auxquels il ne tourne jamais le dos. Vincent Rottiers, jeune acteur croisé dans quelques films plus ou moins bons mais dans lesquels son regard fascine toujours, interprète brillamment cet attachant personnage. Son visage, ferme mais jamais dur, nous encouragerait à le suivre au bout du monde, film après film, tant il inspire la confiance et la sécurité, la stabilité et le sérieux. Un acteur qui subjugue par son humilité, se fond dans un décor splendide de naturel pour un film qui laisse rêveur...
... Et songeur. Car, si j'étais dans un premier temps rassurée de retrouver mes vaches en pleine santé, choyées par un éleveur consciencieux et humain, si les terres de l'Aubrac me semblaient plus clémentes que les abattoirs belges, force m'a été de constater que même en de pareilles circonstances mes disparues n'étaient pas à l'abri du danger, la pression pesant sur les épaules du plus réglo des agriculteurs étant malheureusement très forte.
Pas de repos pour les braves, je reprends la route laissant derrière moi vaches hormonées ou totalement déprimées. Voyez, se mettre au vert n'apporte que des ennuis. J'avais profité de mon séjour aubraquien pour sonder discrètement quelques bavards dont j'avais seulement réussi à tirer cette stupéfiante information : des vaches clandestines auraient été repérées en Normandie. Une aiguille dans une botte de foin serait moins difficile à retrouver que mes vaches parmi quelques milliards d'autres. Néanmoins, un bon détective ne s'avoue jamais vaincu et après quelques échecs à peine avouables (je me suis quand même retrouvée au coeur d'une chanson de Stone et Charden...), j'ai fini par mettre la main sur les dernières fugueuses.
Celles-ci se laissaient tranquillement vivre devant la caméra d'Emmanuel Gras, prenaient la pose telles des actrices fraîchement oscarisées ou vaquaient simplement à leurs occupations, me signifiant d'un battement de cils leur refus de retourner au bercail. Soit. Je dois bien admettre que même moi qui ne supporte pas de franchir le périph', je me suis sentie bien dans ce décor bucolique, à observer mes amies vivre leur vie en douze tableaux.
Bovines sous-titré Ou la vraie vie des vaches, est le meilleur poste d'observation pour qui voudrait tout savoir du quotidien de ces demoiselles. Pendant un peu plus d'une heure, sans musique ni commentaires à visée pédagogique, nous découvrons, un peu étonnés au début puis totalement captivés, les gestes et habitudes qui rythment leurs journées. Si nous, pauvres hères à deux pattes, nous plaignons parfois de notre valse à trois temps Métro-Boulot-Dodo, les vaches ont, quant à elles, l'air de très bien s'accomoder de la leur Meuglage-Miamage-Dodotage. C'est que quatre estomacs à remplir, ça occupe !
La vie paraît si douce, dans ce paysage normand (dont le réalisateur nous propose de sublimes plans), que je ne peux que comprendre la fugue collective qui m'occupe depuis plusieurs jours. Mes disparues ont déjà de nouvelles amies, elles se léchouillent les unes les autres, telles les petits rats de l'Opéra ou les jolies fleurs qui poussent à l'ombre des maisons closes qui se massent et s'apaisent. Elles ne sont pas l'ensemble de corps sans âme hantant Bullhead mais forment un corps social au sein duquel chacune évolue selon son rythme, ses besoins et envies propres. Elles prennent soin d'elles, cueillent des pommes, se mettent à l'abri de la pluie, se rassemblent -curieuses- autour d'un indésirable sac plastique emporté par le vent. Un beau matin, un veau vient au monde, sans tambour ni trompette, sa mère met bas de la manière la plus naturelle qui soit, puis le nettoie et l'observe faire ses premiers pas avant de le laisser déguster sa première gorgée de lait.
Les hommes sont absents de cette partie de campagne. Ou presque. Ils apparaissent et disparaissent dans leurs véhicules bruyants dont on devine la destination, emportant sur leur passage paix et douceur de vivre.
Je ne suis finalement plus du tout rassurée pour celles qui sont devenues mes amies et que je laisse malgré moi à cette vie moins pire qu'une autre mais sur laquelle plane la menace de la mort ou du chagrin. Certaines viennent de voir partir leurs veaux, étiquette jaune à l'oreille, arrachés à elles pour monter en rangs ordonnés dans de funestes camionnettes, d'autres ne verront pas le soleil se lever. Voilà ce qu'est la vraie vie des vaches.
Adorable veau paisiblement endormi lors du Salon de l'agriculture.
Même si tout cela n'est pas très heureux, je tiens à insister sur les qualités cinématographiques de ces trois oeuvres qui ne sont pas des plaidoyers pour le végétarisme (et, quand bien même, les végétariens n'ont pas la peste, promis) mais de très bons et beaux films. Néanmoins, je ne peux pas nier qu'ils invitent à se poser quelques questions ce qui m'apparaît comme une très bonne chose (ne plus se poser ses propres questions revient à se laisser envahir par les réponses des autres). Se nourrir est indispensable, vital, cela étant, se nourrir de la manière dont nous le faisons se rapproche plus de la grande consommation que du besoin naturel. Par ailleurs, il me semble que si certaines choses sont naturellement reconnues interdites (les lois et la littérature sont là pour nous rappeler qu'il ne faut pas coucher avec maman ni tuer papa), d'autres font appel à la morale (tromper, mentir, trahir, partir du restau sans payer,...). Se nourrir devrait appartenir à cette seconde catégorie. Oui, "Manger est affaire de morale", la survie de plusieurs espèces, le réchauffement planétaire et j'en passe, dépendent de ce que nous choisissons d'avaler souvent plus par plaisir que par nécessité. Sans totalement changer ses habitudes alimentaires ni renoncer à ses envies, je pense qu'il est aussi faisable que nécessaire de s'interroger lorsque le moment est venu de remplir son panier de victuailles.