Miss Charity, de Marie-Aude Murail
Si j'en crois ma "liste-d'articles-à-écrire", je devrais vous parler aujourd'hui de Show Boat, grand spectacle musical vu en début de mois au théâtre du Châtelet. Malheureusement, j'ai totalement manqué mon coup puisqu'il n'est plus à l'affiche depuis quelques jours déjà. Cependant, je dois avouer que quelque peu déçue par cet événement -en dépit de certaines qualités indéniables- je n'aurais pas pris grand plaisir à vous en parler.
Aussi, laissons-le définitivement au bord du chemin et penchons-nous sur un tout autre sujet, mon énorme coup de coeur livresque de ces derniers mois, Miss Charity.
Ce roman de Marie-Aude Murail, classé en littérature de jeunesse, peut dans un premier temps décourager par son apparence : Miss Charity est un bon gros pavé de près de six cents pages, en grand format, qui pèse... un certain poids ! Autrement dit, il s'agit d'un livre qui se glisse difficilement dans un sac à main et qu'on évite de traîner dans les transports. Mais c'est finalement une très bonne chose car l'histoire de Charity Tiddler mérite bien mieux que le métro et autre tram pour être savourée, elle se déguste dans l'intimité feutrée d'un salon, dans le silence chaleureux d'une chambre, bien au chaud sous un plaid, une pleine théière de breuvage fumant à portée de mains. La plume de Marie-Aude Murail, qui fait encore une fois des merveilles, nous plonge, grâce à mille descriptions plus délicates et envoûtantes les unes que les autres, dans une véritable ambiance qu'il serait dommage de trahir.
Miss Charity nous offre le privilège de rencontrer la toute jeune Charity Tiddler, cinq printemps au compteur, née en 1870 dans une riche famille de l'Angleterre Victorienne. Totalement ignorée par ses parents -seule sa mère se réveille de temps en temps pour lui faire quelques reproches-, elle vit recluse dans sa nursery, au troisième et dernier étage de son immense demeure, sous la surveillance de sa bonne Tabitha, une jeune écossaise totalement folle, et de Mademoiselle Blanche Legros, sa gouvernante française. Passionnée par la nature, douée pour le dessin et amoureuse des petites bêtes, Charity recueille toutes celles qui croisent son chemin. Souris, canard, hérisson, oiseaux, lapin,..., elle se lie d'amitié avec tout ce petit monde, se crée un univers bien à elle, entre fantaisie et étonnante lucidité, qu'elle met en scène à travers ses aquarelles. Derrière son apparente folie, la jeune Charity qui prend également plaisir à apprendre par coeur des pièces de Shakespeare, est une petite fille très intelligente et bien plus sensée que les adultes qui l'entourent et la voudraient autrement. En effet, il n'est pas de bon ton à cette époque de se démarquer et de ne pas jouer la petite fille modèle : on passe très rapidement de l'excentrique rigolote à la vieille fille que tout le monde méprise. Malheureusement (ou plutôt heureusement !) Charity préfère les longues balades dans la campagne aux interminables leçons de piano et décide très tôt que faire un beau mariage ne sera pas son principal dessein. Ce qu'elle souhaite par-dessus tout, c'est vivre de ses illustrations, gagner sa vie et, de ce fait, son indépendance.
Au fil des pages, elle grandit et s'affirme sous nos yeux. La petite fille timide et imaginative devient une adolescente taciturne, toujours dans son monde, traînée de force par sa mère possessive pour boire le thé ici et là, puis une jeune femme talentueuse, toujours aussi déterminée à prendre son envol. A ses côtés, on découvre ses deux cousines, un peu bécasses, et son cousin, jeune garçon souffreteux auprès de qui elle semble pouvoir enfin être elle-même. Et puis, bien sûr, il y a LE garçon de l'histoire, Kenneth Ashley, un bad boy à la sauce Victorienne, qui se fait remarquer dès sa première apparition et qui ne cessera d'aller et venir dans la vie de Charity.
Le principal intérêt de ce roman, et raison pour laquelle je l'ai tant aimé, est qu'il nous permet de suivre les personnages sur de nombreuses années, comme si on feuilletait un album de famille monumental. On les voit tous changer, évoluer, il y a des mariages, des séparations, des naissances, des morts aussi. Même si Charity demeure le moteur de ce récit, elle laisse suffisament d'espace aux autres protagonistes -dont les adorables bestioles- pour qu'ils puissent évoluer librement et devenir tout aussi attachants et captivants qu'elle. Chaque heure passée en leur compagnie est un moment de bonheur intense et de fortes émotions, si bien que refermer ce livre a été pour moi un grand déchirement qui m'a fait verser de grosses larmes.
Par ailleurs, cela n'aura sûrement pas échappé à certains d'entre vous, Miss Charity est librement inspiré de la vie de la célèbre illustratrice Beatrix Potter, à laquelle l'auteure fait très explicitement référence en offrant à son personnage un lapin prénommé Master Peter, mascotte de ses livres pour enfants. Grande admiratrice de Miss Potter, du film, mais aussi de l'illustratrice et surtout de la femme, j'ai été enchantée de pouvoir passer, d'une certaine manière, un peu de temps avec elle, retrouvant dans le caractère de Charity sa force, sa ténacité et son anticonformisme qui en font inévitablement un modèle, une femme d'exception que j'admire.
Astucieusement mis en valeur par les illustrations de Philippe Dumas, le texte de Marie-Aude Murail est d'une fluidité admirable, alliant la simplicité des romans les plus attachants ayant marqué notre enfance, comme Les Quatre filles du Dr March, à la finesse et l'esprit des écrits de Jane Austen ou des soeurs Brontë.
Un roman exceptionnel et incomparable, un sans faute absolu qui ne peut que combler ses lecteurs et que je vous encourage donc à découvrir le plus vite possible, surtout en cette saison qui me semble idéale pour découvrir les folles aventures de Charity.